Quel que soit le vécu que nous avons — ou avons eu avec notre mère, nous ne sommes jamais indifférents à l’influence qu’elle a exercée dans notre vie. Les sentiments que nous en gardons vont de la gratitude pour les uns au ressentiment pour les autres, en passant par des sentiments mélangés intermédiaires. Les relations des membres d’une même fratrie avec leur mère peuvent être très différentes. Ce qui fait penser que la qualité de la relation mère — enfant relève du degré d’affinité entre les deux plutôt que du seul caractère de la mère. Certains éprouvent un tel attachement à leur mère que la disparition de celle-ci leur laisse un vide insupportable. C’est le cas de Chateaubriand qui, à la mort de sa mère, a retrouvé la foi et a écrit « J’ai pleuré et j’ai cru ».
Sauf de rares exceptions dues à de graves traumatismes de son enfance, toute mère a un cœur plein de tendresse et de compassion pour ses enfants. Toutefois l’humilité nous oblige à reconnaitre que l’instinct maternel qui en est l’origine est partagé par tous les autres mammifères. Ce qui distingue la mère humaine et qui rend plus riche et complexe sa relation avec ses enfants c’est, d’une part, le psychisme qui vient se greffer sur l’instinct et, d’autre part, le temps qu’elle passe avec eux. On sait que de tous les mammifères, l’être humain est celui qui met le plus de temps à devenir autonome. Cette cohabitation prolongée, fait naître des liens émotionnels et affectifs forts.
L’instinct maternel n’est pas l’apanage desfemmes qui enfantent. On connait les liens forts qui existent entre mères et enfants adoptifs. On sait aussi que certains enfants, filles ou garçons, ont trouvé auprès d’une sœur ainée la tendresse et l’affection « maternelles » que leur mère était incapable de leur donner par suite d’une maladie physique ou psychique. Plus encore, les circonstances de la vie amènent certaines filles à « materner » leurs propres parents.
Quand on pense à l’affection et aux soins qu’une petite fille prodigue déjà à sa poupée, on est obligé de reconnaitre que « le cœur d’une mère » existe indépendamment de tout lien de sang ou de parenté. Il semble que la femme porte en elle un potentiel d’amour et de tendresse qui ne demande qu’à s’exprimer lorsqu’il en a l’occasion. Toutefois cette affirmation serait incomplète si, en parlant des femmes, je n’embrassais pas aussi les hommes.
L’être humain, homme ou femme, porte en lui les deux polarités masculine et féminine. Cette cohabitation entre les deux pôles est merveilleusement exprimée dans le symbole du TAO. La figure parfaite du cercle comprenant deux parties égales qui s’enlacent, l’une obscure appelée Yin, l’autre claire appelée Yang. Inséparables et complémentaires, elle porte chacune une trace de l’autre, ce qui souligne leur interdépendance. N’étant pas statique, la meilleure définition qui ait été donnée de ce symbole est celle-ci : « Le Yin est ce qui est en train de devenir Yang ; le Yang est ce qui est en train de devenir Yin ».
Ainsi l’âme humaine est comparable à une « mer » mouvante entre deux rives, deux pôles, le masculin et le féminin, chacun existant en relation à l’autre. Le masculin représentant particulièrement l’élan et l’action ; le féminin, les valeurs d’accueil et de réceptivité. Traditionnellement, ces dernières valeurs ont été portées principalement par la femme. Principalement, mais pas exclusivement, car la réalité est beaucoup plus nuancée.
Dans certaines familles, la mère peut faire preuve d’intransigeance et le père de plus de tolérance. Et les enfants peuvent trouver davantage d’écoute et de compréhension, voire de tendresse auprès de ce dernier. Les valeurs féminines ne sont pas l’apanage de la femme. On entend souvent que l’homme cherche sa mère à travers sa partenaire, et la femme son père à travers le sien. En réalité, les deux espèrent trouver dans leur partenaire les valeurs féminines que sont l’attention, l’écoute et la compréhension.
Ces valeurs féminines sont parfois étouffées chez la femme, par suite d’un vécu difficile. Et le mode de vie actuel contribue à les atrophier, et à hypertrophier chez elle les valeurs masculines. Combien de femmes retardent le plus longtemps possible le fait d’avoir des enfants, pour ne pas nuire à une carrière qu’elles poursuivent. Combien d’autres renoncent carrément à en avoir et, si elles en ont, n’arrivent pas à leur consacrer le temps qu’elles voudraient et en ressentent de la culpabilité. Beaucoup de femmes y sont contraintes et ne peuvent en être tenues responsables. Bien au contraire, elles sont les premières victimes de cette incapacité d’exprimer pleinement leur pouvoir d’aimer. Il a été dit, à juste titre, que l’abondance de cadeaux dont les parents inondent leurs enfants de nos jours est due au sentiment de culpabilité qu’ils éprouvent de ne pas leur consacrer suffisamment de temps.
Pour la médecine chinoise, un être humain tombe malade lorsqu’un déséquilibre survient entre le Yin et le Yang, c.à.d. entres ses énergies féminines et masculines. Ceci vaut à la fois pour la santé physique que psychique, et aussi bien pour l’individu que pour la collectivité. L’Humanité aussi est un organisme vivant. Son malaise croissant est dû à un déséquilibre de plus en plus grand en faveur des valeurs masculines. La recherche du pouvoir à tous les niveaux, la course au gain, l’accumulation des biens matériels, la poursuite effrénée de la réussite sociale, et la compétition, la rivalité, voire la lutte qui s’ensuivent, sont toutes des valeurs masculines. Même notre activité économique la plus vitale, l’agriculture, est pratiquée dans un esprit exagérément masculin, où on « arrache » à la mère Terre plus qu’elle n’est décemment en mesure de donner, jusqu’à l’épuiser. Cette attitude ne contribue pas à éradiquer la pauvreté et la famine, mais à augmenter le volume de nourriture jetée ou perdue, estimée aujourd’hui au 1/3 de la production mondiale. Personne en particulier n’est responsable de cet état de fait, l’Humanité dont nous sommes tous partie intégrante souffre d’une méconnaissance de nos valeurs féminines.
Ce serait cruel si, en tant qu’être humain (je n’ai pas dit en tant qu’homme, car ceci vaut pour les hommes et les femmes), je devais attendre une évolution collective pour pleinement intégrer ma dimension féminine. La dimension féminine ne se limite pas aux sentiments qu’on prête généralement à la femme. Elle est infiniment plus riche. C’est une profondeur insondable. Et c’est la raison pour laquelle elle a été représentée dans le symbole du TAO par la partie obscure, le Yin.
A-t-on remarqué que lorsqu’on cite ces deux polarités, on prononce toujours le Yin avant le Yang : Yin-Yang ? Ce n’est point un hasard. La lumière jaillit de l’obscurité, non le contraire. L’Eternel Féminin est la matrice de toutes les potentialités. C’est notre part inexplorée. Le verso de notre être. Notre vie ne sera pleinement satisfaisante que lorsqu’on prendra l’habitude de nous tourner régulièrement vers l’intérieur de nous-même. On n’a pas été habitué à marcher dans le noir. Pourtant les diamants les plus brillants sont trouvés dans les mines les plus obscures.
Nous venons d’entrer dans la 21e année du XXIe siècle, ce siècle dont le visionnaire André Malraux avait dit
Le XXIe siècle sera spirituel, ou ne sera pas
— André Malraux
Il n’a pas dit religieux, mais spirituel. Il est temps en effet de redécouvrir cette Divinité intérieure que nous avons, pendant si longtemps, projetée loin de nous. Lorsque nous ignorons une partie de nous-même, l’énergie qui la compose utilise tous les moyens pour nous la rappeler. C’est ce qui a fait dire à Carl Gustav Jung :
Si vous ne faites pas face à votre ombre, elle vous viendra sous la forme de votre destin
— Carl Gustav Jung
Quelle que soit l’origine du Covid19, il a involontairement administré à l’Humanité un certain nombre de leçons, dont celle d’apprendre à ralentir sa course et à reconsidérer ses priorités. Une invitation, brutale certes, à revenir chez soi. Pas seulement à la maison construite par l’Homme, mais surtout à celle construite par Dieu, et qui en est le temple vivant.
En parlant de Dieu, je ne Lui donne aucun visage ni aucune appartenance. C’est une Présence constante, source de paix, d’amour et de joie, à laquelle je goûte en moi et dont rien ni personne ne peut me faire douter de l’existence.
Tel un enfant prodigue, l’Homme s’est trop éloigné de sa vraie maison. C’est pourquoi il a perdu le repos, et l’appel du retour devient de plus en plus pressant. Il a beaucoup développé sa science — et c’est bien —, mais il l’a fait au détriment de sa conscience – et c’est regrettable. En explorant et en exploitant le monde extérieur, il a augmenté ses connaissances et ses possessions. En se détournant du monde intérieur, il a perdu de sa sagesse et de sa vraie richesse.
J’espère qu’un jour viendra où beaucoup d’entre nous se reconnaitront dans cette parole de Lao Tse :
Le sage découvre le monde sans franchir sa porte
— Lao Tse
La voie qui y mène est cette dimension féminine et infinie qui nous habite tous.
On connait cette parole de Louis Aragon « La femme est l’avenir de l’homme ». Je la réécrirai volontiers ainsi « Le Féminin est l’avenir de l’Humanité ».
En mettant l’accent sur le fait que la dimension féminine est commune aux deux sexes, mon intention n’était pas de minimiser le rôle de la femme en général et de la mère en particulier. Bien au contraire, j’ai voulu souligner le privilège inestimable que la Vie a octroyé aux femmes. Celui d’être, plus facilement encore que les hommes, porteuses des valeurs éminemment féminines que sont l’accueil, l’écoute, le non-jugement et la compassion. Et notre monde en a grand besoin.
« Hier j’étais intelligent, je voulais changer le monde ; aujourd’hui je suis devenu sage, je veux me changer moi-même ». Cette affirmation du mystique persan Rûmi ne comporte, à mon sens, aucun renoncement. En se changeant soi-même, on change aussi le monde. Plus encore, il n’y a pas d’autre moyen de changer le monde qu’en se changeant soi-même. C’est là où le rôle de la mère devient crucial. Car comme le dit le dicton : « La main qui secoue le berceau gouverne le monde ».
Plus une mère intègre sa dimension féminine, plus elle est elle-même et heureuse, et plus elle peut la réveiller chez ses enfants. Qu’on ne s’y trompe pas! Les valeurs masculines font de fausses promesses. On peut facilement se laisser séduire et les adopter au détriment des valeurs féminines pour, pense-t-on, ne pas se laisser marcher sur les pieds dans un monde impitoyable. Mais quiconque, homme ou femme, accueille le Féminin en lui, sait combien ceci lui confère du pouvoir. Alors que le Masculin cherche sans cesse un contrôle qu’il ne peut jamais s’assurer, le Féminin, par le lâcher prise qu’il permet, active en nous des forces insoupçonnées.
L’invitation qui m’a été faite à écrire quelques réflexions à l’occasion de la fête des mères, comportait cette citation de Grétry : « Le chef-d’œuvre de Dieu, c’est le cœur d’une mère ». A tout ce que j’ai écrit, je me permets d’ajouter ceci : comparable à la partie émergée d’un iceberg, le cœur d’une mère n’est que la partie visible du cœur infini de Dieu(e).
Quelles que soient les insuffisances qu’elle comporte, toute « maternité » reste « méritante ». C’est l’anagramme du mot qui le dit !