Vous avez dit 17 Octobre ?

Ecrit pour un ouvrage collectif suite aux contestations populaires au Liban en Octobre 2019

Depuis qu’on m’a demandé de faire part de mes impressions sur les contestations populaires qui se sont déclenchées le 17 octobre 2019, d’autres évènements sont venus déclasser celles-ci dans l’échelle des préoccupations des libanais. Les révélations sur la situation économique d’abord, les craintes d’une propagation du coronavirus ensuite. Sans parler des soucis personnels, tels une maladie, un deuil ou une séparation qui peuvent, à tout moment, venir occulter un souci collectif et le reléguer au second plan. Comme pour tout le reste, deux soucis ne peuvent pas occuper le champ de conscience au même moment.

Je laisserai à d’autres le soin — ou le loisir de se livrer à des analyses pour expliquer le pourquoi et le comment de ce dont on a été les témoins ces derniers mois. Je ne vais m’intéresser, dans les lignes qui suivent, qu’aux traits psychologiques que ces évènements divers ont révélés dans l’âme d’une grande majorité de libanais (toute généralisation étant erronée), et de l’âme humaine en général.

De mon point de vue, les évènements du 17 octobre n’ont pas commencé à cette date. Le prétendre équivaudrait à penser que le nouveau-né ne commence à exister qu’au moment où il sort du ventre de sa mère, et ce serait faire abstraction de toute la période de gestation qui a précédé.

L’être humain n’est pas habitué à tenir compte de ce qu’il ne voit pas. Il saisit les évènements lorsqu’ils apparaissent, et il essaie de leur trouver des causes immédiates (causa proxima), ignorant complètement les causes lointaines (causa remota).

Or tout ce qui apparait est le résultat d’une évolution qui se déroule d’abord dans l’invisible. Et dans cette dimension imperceptible, ce n’est pas une cause, mais un faisceau de facteurs qui contribuent à une manifestation qu’on appelle évènement.

Dans cet écheveau inextricable de facteurs, vouloir relier un effet à une cause particulière serait faire preuve de grande prétention – pour ne pas dire de grande ignorance. Ignorance d’une loi fondamentale qui régit notre monde, la loi de l’interdépendance de toutes choses. Les causes sont des effets, et les effets des causes. Les relations humaines — à tous les niveaux, y compris social — constituent un tissu traversé par des fils innombrables. Vouloir en retirer un ou plus, le tissu serait défait.

Lorsque des êtres humains se soulèvent, dans un élan de liberté, contre un ordre établi qu’ils ne trouvent plus satisfaisant, c’est un mouvement naturel et une démarche saine. Ils y sont rejoints souvent, par la pensée et l’intention, par beaucoup d’autres qui restent chez eux.

Ces mouvements ont toujours la portée et les conséquences que le degré de maturité et le niveau d’évolution d’une collectivité leur permettent d’atteindre, et uniquement celles-ci. Le hasard n’y joue aucun rôle.

Certes, il y a toujours un fait générateur qui est utilisé comme prétexte, mais celui-ci n’a rien à voir avec l’ampleur que ces mouvements prennent par la suite. C’est que l’énergie qui les porte s’est préalablement nourrie, et pendant plus ou moins longtemps, de toutes les pensées, les émotions, les intentions et les actions qui n’avaient pas encore atteint un niveau d’intensité suffisant pour créer l’éruption.

Et lorsqu’un volcan entre en éruption, personne ne peut prédire la quantité de lave qu’il va cracher.

Pour pouvoir s’exercer, toute force a besoin d’une résistance à vaincre, d’un obstacle à faire bouger ou à abattre. Lorsque des êtres humains se trouvent emportés par un élan de libération, cet obstacle s’appelle l’autorité en place.

Même dans les pays non rongés par le confessionnalisme comme le Liban, l’Histoire a montré qu’il peut y avoir souvent une disparité parmi les contestataires en ce qui concerne l’autorité à abattre. C’est encore plus vrai au Liban où il n’y a pas une, mais plusieurs autorités politiques. L’expérience, même récente, prouve que ceux et celles qui, dans notre pays, se sont vraiment libérés de leur identification confessionnelle, restent largement minoritaires.

Or, on s’accorde à admettre qu’un peuple — dans son ensemble — a les dirigeants qui lui ressemblent. J’ai préféré ne pas écrire « qu’il mérite », même si c’est ce que j’entends répéter. Je ne parle pas des modes de scrutin, du vote ou de l’abstention des uns et des autres qui peuvent être à l’origine de la mise en place de tel ou tel dirigeant. Mais il est un fait indéniable, à savoir que les dirigeants n’atterrissent pas en parachute, et une loi incontournable — la loi de l’attraction —, qui veut que nous manifestions dans notre champ de conscience ce que nous portons en nous.

D’aucuns pourraient s’offusquer devant une telle affirmation. Si tel était le cas, ce serait méconnaitre un pan entier — et loin d’être négligeable — de notre psychisme qui est notre part d’ombre.

Notre part d’ombre ne signifie pas, comme le langage courant le laisse entendre parfois, notre visage obscur ou notre mauvais côté. Notre part d’ombre, ce sont toutes les possibilités que nous n’avons pas envie — ou n’osons pas voir en nous, et que nous refoulons.

Rien de ce qui est refoulé ne disparait. Ce sont des images ou des pensées chargées d’énergie qui restent tapies au fond de nous et qui cherchent par tous les moyens à s’extérioriser dans notre champ de conscience.

L’exemple qui en a été donné est celui d’un ballon que nous cherchons à cacher à notre regard en essayant de toutes nos forces de l’enfouir sous l’eau, mais qui nous frappe en pleine figure dès qu’il glisse entre nos mains.

L’être humain est un microcosme, c.à.d. un cosmos en miniature, en comparaison avec le macrocosme qui est l’univers dans lequel nous évoluons. En tant que tel, chacun de nous contient toutes les possibilités à l’intérieur de lui. Ainsi, rien de ce qui est humain ne nous est étranger, de ce qui est le plus admirable à ce qui est le plus abominable. On connait tous cette parole « L’Homme n’est ni ange ni bête, et qui cherche à faire l’ange fait la bête ».

Parmi les possibilités infinies qui se trouvent en nous à l’état latent, un certain nombre seulement est développé en fonction des facteurs tels que l’hérédité, l’éducation et les péripéties de notre vie. D’autres possibilités demeurent latentes, et d’autres encore sont refoulées par suite des règles morales à l’ombre desquelles nous sommes élevés.

Ces tendances refoulées vont constituer notre part d’ombre. Et cette part de notre psychisme ne cesse de nous déranger car, précisément, elle refuse de rester dans l’ombre. De notre côté, nous dépensons énormément d’énergie pour l’y maintenir. Parfois jusqu’à l’épuisement, car une partie de notre énergie est utilisée par ce qui est refoulé pour refaire surface, et une autre partie pour l’en empêcher.

Le conflit intérieur entre ce que nous reconnaissons et acceptons en nous, et ce que nous refoulons et refusons d’accueillir, est à l’origine de nos inquiétudes, nos angoisses et nos peurs.

Pour nous soulager de cette tension, nous avons tendance à projeter en dehors de nous ces figures inconscientes et détestables qui nous empêchent d’être en paix. Les dirigeants politiques sont — mais ils ne sont pas les seuls — des supports de choix pour nos projections. Celles-ci peuvent se porter sur les riches de la part des pauvres ou vice-versa, sur des individus d’une autre religion ou sur tous ceux dont la différence nous dérange, nous remet en question et menace notre image de nous-mêmes.

Constater une différence de points de vue ou un désaccord avec l’autre, est une chose naturelle ; aller jusqu’à détester ou éprouver de la haine, trahit immanquablement un conflit intérieur avec une autorité en nous qui nous empêche d’être en paix. Tout ce qui est excessif est suspect et comporte nécessairement un élément subjectif.

Qui mieux qu’une autorité dirigeante peut symboliser à l’extérieur de nous, cette autorité de l’ombre qui nous empêche d’être libres, — libres de nos peurs et de nos limitations ?

Un passant croise un homme qui de nuit cherchait sous un réverbère un objet qu’il semblait avoir perdu. Après l’avoir aidé pendant un temps dans sa recherche, il lui demande s’il l’a bien perdu là où il le cherchait. L’homme lui répond « non ! je l’ai perdu chez moi, mais il n’y a pas de lumière chez moi, alors je le cherche ici ».

Cette anecdote peut paraitre simpliste, mais souvent nous essayons de résoudre à l’extérieur de nous des conflits qui se déroulent à l’intérieur, parce que c’est sombre à l’intérieur et que nous n’arrivons pas à identifier les ombres qui nous habitent.

J’espère avoir été suffisamment clair que ce qui m’a intéressé dans les contestations populaires, c’est ce qu’elles ont révélé du paysage intérieur des individus qui y ont pris part, que ceux-ci soient descendus dans la rue, ou qu’ils aient fait la guerre sur les réseaux sociaux et dans les médias de toutes sortes, ou même dans leurs propres pensées.

J’y ai vu une masse énorme de frustrations et d’insatisfactions. Celles-ci n’émanaient pas uniquement de ceux qui voulaient améliorer leurs conditions de vie matérielles, mais aussi de personnes qui sont nanties et qui profitaient bien du système. Cela ne m’a point surpris, puisque ce n’est pas parce qu’on dispose d’une quantité d’avoir qu’on bénéficie d’une qualité d’être. Derrière des façades trompeuses, se cache beaucoup de misère intérieure. Un énorme manque d’amour.

J’ai vu une propension très grande à diffuser et à transmettre des informations souvent fausses et non vérifiées, uniquement parce qu’elles nourrissaient le sentiment de haine qu’on avait envie de ressentir, et ce, quelle que soit la personne qui en était l’objet, du moment qu’elle n’était pas de notre bord politique. La haine est l’envers de l’amour. Lorsqu’on n’est plus en mesure de ressentir de l’amour, on est en manque d’émotion forte et ressentir de la haine devient presque vital.

Ces manifestations ont caractérisé toutes les guerres de religion. La forte identification de la grande majorité des libanais à leur appartenance confessionnelle ajoute cette coloration aux clivages politiques, surtout que les dirigeants politiques sont presque les chefs religieux de leurs partisans.

L’être humain a besoin d’aimer. S’il ne parvient pas à aimer quelqu’un, il peut difficilement y rester indifférent. Alors il a à son égard une palette de sentiments qui vont de la critique simple jusqu’à la haine, en passant par le mépris, l’envie ou la jalousie selon leurs situations respectives.

En général, la critique est mélangée d’autres sentiments. Tout le monde sait, par exemple, combien la médisance peut procurer un plaisir malsain. Et combien elle est pratiquée à une large échelle.

L’ego, ce sentiment d’être séparé des autres (qui n’a rien à voir avec le fait d’être différent d’eux), ne peut pas se voir égal aux autres. Il est soit mieux, soit moins bien qu’eux. Mais c’est le premier type qu’on rencontre souvent, le second étant vécu en silence sous forme de manque d’estime de soi.

Celui qui critique, c’est l’ego qui se croit toujours meilleur que les autres. C’est celui qui juge, qui sait et qui ne se trompe jamais. Il affirme tout ce qu’il énonce, mais ne dit presque jamais « je ne sais pas ! ». Sa critique sert à le renforcer, car se sentant intrinsèquement inconsistant, il a sans cesse besoin de se rassurer. Ceci n’est pas propre aux relations avec les dirigeants, il vaut dans les relations avec ses semblables et même au sein d’une même famille.

Je n’ai pas — ou presque pas entendu depuis des mois des gens dire qu’ils ne savent pas. Je n’ai vu que des experts en politique, en économie et dernièrement en médecine avec la propagation du coronavirus, en majorité des faux sachants. Et la plupart du temps, tout est utilisé pour alimenter la critique de l’autre.

Beaucoup parlent, très peu écoutent. Beaucoup pointent un index accusateur, mais ne voient pas les trois doigts de leur main pointés vers eux. Lorsque j’entendais répéter « tous, cela veut dire tous ! », j’attendais impatiemment que quelqu’un ajoute « moi, y compris ! ». Moi qui ne respecte pas le code de la route ; moi qui accepte de bénéficier d’un passe-droit lorsque cela m’est possible ; moi qui suis heureux de profiter d’une évasion fiscale ; moi qui suis prêt à verser des pots-de-vin à un agent de l’administration pour obtenir une formalité administrative à moindre coût ; et d’autres choses encore…

Plus généralement, qui de nous, dans sa vie, n’a jamais fait preuve d’égoïsme, d’arrogance, de mesquinerie, de mépris, d’incompréhension ou d’intolérance, en pensée, par le sentiment ou dans les actes, à l’égard des personnes ou des idées ou vis à vis de nous-mêmes ? Oui, nous-mêmes, car s’il y a des lois dans ce monde pour nous protéger contre la violence des autres, il n’y en a point pour nous protéger contre notre propre violence. Et comme il est assez rare que nous remarquions et reconnaissions ces traits en nous, ils finissent par se manifester en face de nous, par un système de vases communicants.

Une autre chose qui s’est manifestée d’une manière flagrante ces derniers mois, c’est l’ignorance chez un grand nombre de gens de l’influence qu’ont les mots qu’ils prononcent ou qu’ils transmettent, sur leurs propres états d’âme.

Les réseaux sociaux, sans parler des conversations privées, étaient saturés d’émotions négatives, telles la peur, la haine ou encore l’humour assassin, pour ne citer que celles-ci. « Fais attention à ce que tu dis, tu es en train d’écouter ! ». Cette parole que j’ai lue un jour exprime bien à quel point notre subconscient est le premier à entendre ce que nous disons directement, ou indirectement en faisant nôtre un message qu’on reçoit.

Certains ont sans doute déjà compris combien l’exposition aux informations, même lorsqu‘elles sont avérées, peut nuire à notre hygiène mentale. D’autant que le pourcentage de l’intox dans l’info (qui devient de l’infox), croit sans cesse de nos jours. Mais ils ne sont pas encore suffisamment nombreux ceux qui ont pris conscience à quel point écouter quelqu’un se plaindre, ou se plaindre soi-même nous enfonce dans des états d’âme indésirables. On croit à tort qu’on exorcise sa peur d’une mauvaise nouvelle en la partageant. Nous ne faisons que l’ancrer davantage en nous, tout en la communiquant à l’autre.

A travers ces quelques réflexions, j’ai tenu à projeter la lumière à l’intérieur de l’individu — là où tout se passe. Hier c’était le « 17 Octobre », aujourd’hui le coronavirus, demain ce sera encore autre chose. Il est de la nature de ce monde de nous poser toujours des défis. Les situations extérieures anxiogènes se succèdent, mais l’observateur qui les vit, lui, est le même. Et c’est vers lui qu’il y a lieu de se tourner pour examiner dans quelle mesure il peut devenir, non pas indifférent, mais indépendant de ce qui arrive, et qui passe.

Quel que soit le nombre de points communs que deux individus peuvent avoir dans leur lecture des évènements, ils ne les verront jamais exactement de la même manière. Certains même peuvent les percevoir de manières tout à fait opposées. N’a-t-on pas dit que « nous ne voyons jamais le monde tel qu’il est, nous le voyons tel que nous sommes », et que « si nous changeons notre regard sur les choses, les choses que nous regardons changent » ?

Le monde ne correspondra jamais à nos attentes, et il y aura toujours des occasions de se plaindre, d’accuser ou même de rechercher des boucs émissaires pour les charger de tous nos maux. Mais le monde n’est qu’un grand miroir qui nous révèle sans cesse les ombres qui peuplent notre paysage intérieur. En dernier, le Coronavirus est venu mettre le doigt sur notre extrême vulnérabilité, non seulement dans le domaine de l’avoir mais aussi dans celui de l’être.

Le « 17 Octobre » est à l’origine de ces pages qui ont débordé le cadre du circonstanciel pour s’intéresser à l’essentiel. Aussi vais-je terminer en revenant rapidement là-dessus.

Ce qui s’est déclenché à cette date-là, et qui se préparait depuis longtemps dans le secret des esprits et des cœurs des libanais, je l’ai applaudi comme l’écrasante majorité d’entre eux. Mais ce n’est pas de l’issue — immédiate ou lointaine — qu’aura ce mouvement, que dépendra ma paix et ma plénitude. D’autres peuples ont fait leur révolution, certains plus d’une fois et depuis des siècles, mais les individus qui les composent ne semblent pas avoir obtenu — à cause de cela — le contentement auquel aspire chacun de nous.

Sur la scène du monde, les individus viennent jouer toutes sortes de rôles. Tant que le leur n’est pas terminé, ils continueront à le jouer envers et contre tout.

Une force mystérieuse me pousse vers un but que j’ignore ; tant qu’il ne sera pas atteint, je serai invulnérable, mais dès que je ne lui serai plus nécessaire, un souffle suffira pour me renverser !
—Napoléon Bonaparte

L’être éveillé n’est pas indifférent à ce qui se passe. Il y voit l’action d’une énergie invisible dont les êtres humains ne sont que des instruments, et qui les porte. Il sait que le changement est sans cesse à l’œuvre, dans l’invisible avant qu’il ne devienne visible. Et que l’étendue de celui-ci sera toujours à la mesure de ce qui peut être accueilli et accepté, en fonction du niveau de conscience atteint. Il sourit avec affection lorsqu’il voit l’agitation de ceux qui se sentent les auteurs du changement. Ils lui font penser à un enfant assis au bord d’une rivière en train d’en balayer la surface avec sa main en pensant que c’est lui qui la fait couler.

D’ailleurs, de tous ceux qui ont pris part aux mouvements qui ont suivi le 17 octobre, qui, dans son for intérieur, se serait douté la veille au soir, de l’ampleur de ce qui allait se passer ? Tant que l’être humain croira que son insatisfaction est due aux autres, quels qu’ils soient (dirigeants, patron, voisin ou compagnon, etc.), et qu’il continuera à rechercher son contentement à l’extérieur de lui, il devra attendre longtemps.

On s’habitue à tout, et ce qui peut nous sembler une promesse de bonheur devient vite un acquis qui ne nous satisfait plus. Ce qui est extérieur restera à l’extérieur. Seule une révolution intérieure peut apporter un vrai changement au niveau individuel — là où ça compte ! Et cette révolution commence lorsqu’on va chercher à l’intérieur de soi ce qu’on a toujours espéré trouver à l’extérieur.