Chère M.,
Il y a quelque temps, au cours d’une de nos rencontres, tu lisais quelque chose à propos de la raison pour laquelle nous « venons » dans ce monde. Tu t’es tournée vers moi et tu m’as demandé ce pour quoi je croyais que j’étais « venu » dans le monde. Je m’étais contenté de prendre une respiration profonde. Mais je n’’ai pas oublié ta question et je m’étais promis d’y répondre à un moment ou un autre. Je vais exprimer ma vision sur ce point en toute franchise.
Je ne pense pas que je suis « venu » dans le monde, mais que j’en suis sorti, telle une vague qui sort de l’océan mais qui n’y tombe pas, ou tel un arbre qui pousse de la terre mais qui n’y atterrit pas. Je me souviens avoir lu un jour cette parole d’un maitre Zen « Nous venons tous d’ici, et ici n’a pas bougé ».
Je ne pense pas que le Créateur m’a créé en dehors de Lui mais à l’intérieur de Lui. Comme Il englobe et contient tout, il ne subsiste aucun espace en dehors de Lui que je pourrai occuper… à coté de Lui.
Je suis obligé, pour les besoins de l’expression, de parler de moi et de Lui, mais je ne suis pas convaincu par cette dualité ni par cette séparation. La vague qui nait à la surface de l’océan, aussi haut qu’elle puisse monter, ne se détache jamais de l’océan. Elle en fait partie pendant toute sa durée de vie. Elle ne semble avoir de vie propre que parce que la masse d’eau qui la compose revêt pendant un temps limité une forme particulière. Mais elle demeure partie intégrante de l’océan. Et sa forme n’est que provisoire. Lorsqu’elle se résorbe, la masse d’eau qui la composait et qui était sa substance même redevient l’océan qu’elle n’a jamais cessé d’être. La vague ne vient de nulle part et ne va nulle part, c’est la forme qui se balade sur l’eau. On a l’illusion que l’eau se déplace ; en réalité la surface est soulevée par une poussée qui crée un phénomène d’onde, mais l’eau ne fait que monter et retomber au passage de l’onde.
De même, l’arbre n’est qu’une « excroissance » de la terre. C’est le fait que l’Homme s’est amusé à donner des noms aux différentes formes, qui vont de l’infiniment grand à l’infiniment petit, qui a morcelé le UN et qui a donné l’illusion de la multiplicité. Nous avons été distraits et nous nous sommes laissés prendre dans le tourbillon de la multiplicité au point que nous avons perdu de vue l’Unité fondamentale qui est sous- jacente à tout ce qui est, le Divin.
Je ne peux pas croire simultanément à l’existence du Divin et à la mienne propre. Cette coexistence est impossible pour moi. Lorsque je suis, Il n’est pas encore ; lorsqu’Il est, je ne suis plus.
L’UN a pris l’apparence de la multiplicité afin que soit possible cette relation d’amour entre Lui et Ses parties qui, pour moi, est le seul sens valable de l’Existence.
Je complète avec cette analogie qui, elle, utilise l’élément air comme celle de l’arbre a utilisé l’élément terre et celle de la vague l’élément eau.
Tu sais qu’il est écrit dans le livre de la Genèse que Dieu prit de l’argile, qu’Il souffla dedans et qu’il créa l’Homme à Son image. L’image de Dieu en l’Homme ne serait donc que le souffle qui nous anime, qu’on appelle l’Esprit Saint, puisque c’est l’Esprit de Dieu.
Je ne sais pas si, étant petite, tu as joué à faire des bulles de savon. Pour les besoins de l’analogie, on va garder l’enfant divin et remplacer l’argile par l’eau savonneuse. Les bulles qui sont créées, de quoi sont-elles composées ? - D’air et d’une fine membrane d’eau savonneuse. L’air qu’elles contiennent n’est pas différent de l’air dans lequel elles flottent. Ce qui crée l’illusion de la séparation, c’est cette fine membrane. Lorsque celle-ci éclate, où va donc l’air qu’elle contient ? Nulle part ! Il se fond tout simplement dans son élément premier dont, en réalité, il n’a jamais été vraiment séparé. C’est cela pour moi la mort. La personne « disparue » ne va nulle part, elle a toujours été en Dieu, elle continue à l’être… mais sans limites ni entraves.
Il n’y a que l’UN, et « nous » sommes tous Ses réflexions dans le miroir.
Pointant un doigt vers lui-même, un mystique s’était écrié « sous cette robe, il n’y a que Dieu ! ». Et à quelqu’un qui lui demanda qui il était, le mystique Rûmi répondit « juste mon nom, tout le reste c’est Lui. » Et un troisième a défini le soufi comme celui qui « dans les deux mondes, ne voit que Dieu ». La croyance en la réalité des entités séparées, est le résultat du rêve de l’existence. Ainsi que l’exprime cette tradition prophétique que tu connais : « Les hommes sont endormis, la mort les réveille ». Le propre du dormeur, c’est de rêver. Il rêve qu’il fait des choses, qu’il parcourt des chemins, y compris « spirituels ». Mais quand il se réveille, il réalise qu’il n’a rien fait ni rien parcouru. Il est toujours à l’endroit où il se trouvait au moment où il est entré dans le sommeil. A moins d’avoir fait un cauchemar, il se sera diverti dans son sommeil. Le meilleur des divertissements est celui qui nous procure de la joie et de l’amour.
Le monde n’est que le terrain de jeu du Divin. Pour Shri Aurobindo, « l’Homme est un partenaire trop sérieux pour Dieu. » On se donne des objectifs et des buts divers, alors qu’en ce qui me concerne j’ai pris cette forme pour vivre une histoire d’amour avec… la Source de l’Amour. Et ce, à travers toutes les formes sous lesquelles elle se manifeste à moi. Il est vrai, parfois l’Amour nous blesse mais ses blessures ouvrent en nous des accès encore plus larges à l’Amour.
Beaucoup de gens « travaillent sur eux-mêmes pour s’améliorer » ; je ne cherche pas à m’améliorer mais à aimer, l’Amour se charge de me transformer. C’est pourquoi j’aime cette parole de St Augustin « Aime et fais ce que tu veux ! » St Jean de La Croix avait dit qu’il lui était plus facile d’aimer les hommes à travers Dieu que d’aimer Dieu à travers les hommes. C’est aussi mon approche. Je me tourne vers La Source en moi, qui se manifeste à travers le souffle, et je laisse cette relation d’amour déborder, sans effort ou intention de ma part, et se répandre là où elle a besoin d’aller.
Lorsque je porte mon attention et ressens la caresse du souffle qui m’anime et me berce, je suis nécessairement dans le « self remembering », le « self observing » et le « self sensing » dont parle Gurdjief, donc pleinement présent. Et c’est pour vivre cet exercice de présence que je vais à nos rencontres. Je n’y vais pas pour apprendre, car cela fait un bon moment que je cherche plutôt à désapprendre… pour retrouver l’innocence de l’enfance et vivre, selon la parole du Christ, le royaume des cieux ici et maintenant.
Beaucoup a été et continue d’être écrit sur la Vérité, mais celle-ci est plus proche du silence que des mots. Dans « les lettres de la sagesse » des druzes, on lit que la Connaissance est un point que les ignorants ont démultiplié. S’adressant à lui-même, le soufi Hafez dit un jour « mon cher Hafez, tout le fouillis qu’il y a dans ton cerveau séchera un jour comme une marée stagnante sous le Soleil ». Et, après avoir écrit sa « somme théologique » de deux milles pages, St Thomas d’Aquin a dit, « tout ce que j’ai écrit n’est que de la paille ».
En tant que microcosme, l’être humain contient à une échelle plus réduite le monde qui l’entoure - le macrocosme. Si tel est le cas, la Source dont je viens est en moi et la Source que je suis censé rejoindre est aussi en moi. Le voyage se fait en moi. Et c’est par le feeling et non le « thinking » qu’on peut l’effectuer. Pour moi, le contentement et l’adhésion à « ce qui est » est l’aboutissement et le but ultime de tout enseignement.