L'autre guerre

Cet article a été écrit pour un ouvrage collectif suite à la guerre qui a eu lieu à la frontière libanaise en septembre 2024

Lorsqu’une guerre est déclenchée entre les hommes, la plupart du temps une autre éclate à l’intérieur d’eux-mêmes. Une autre qui fait moins de bruit ou pas du tout, mais qui mérite notre attention encore davantage. Cette guerre nous concerne au premier plan, c’est sur elle que nous avons un pouvoir. Contrairement aux hostilités qui se déroulent à l’extérieur sur lesquelles la plupart d’entre nous n’ont aucune prise.

La guerre intérieure réveille tous les démons tapis au fond de l’Homme, et ses tendances les plus laides se retrouvent — c’est le cas de le dire — sur le pied de guerre. La peur, la colère et la haine sont les principaux chefs qui mènent la bataille. La haine — qui est la colère de l’impuissant — est le plus exécrable d’entre eux. Curieusement, ce n’est pas dans le cœur de ceux qui se battent que ce chef fait rage et des ravages. Ceux-ci n’ont parfois même pas le temps de connaitre la peur tant ils sont pris par l’action. Ce sont ceux qui sont installés confortablement chez eux, devant leurs écrans ou en conversation, qui ont le temps de ressentir de la haine… ou de la compassion, car fort heureusement ces derniers existent aussi, même s’ils ne sont pas majoritaires.

Les guerres sont toujours regrettables mais, malheureusement, vu le niveau de conscience de l’Humanité, elles semblent à ce jour encore inévitables.

L’Humanité est une grande roue qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un.
— Victor Hugo

Tant que l’être humain n’aura pas acquis la conscience que son prochain est un autre lui-même, il restera en guerre silencieuse avec lui. Naïf est celui qui croit que celle-ci a lieu uniquement sur un champ de bataille. Elle se déroule tous les jours dans les cœurs des hommes. Le moindre jugement ou refus des différences sont autant de gouttes qui alimentent un nuage d’intolérance et donc d’agressivité qui finira par pleuvoir à l’extérieur. Le maniement des armes n’est que la phase ultime des hostilités.

Mais si l’Homme est souvent dans une guerre froide avec son prochain, c’est parce que son propre espace intérieur n’est pas pacifié. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne s’aime pas dans sa totalité et beaucoup d’aspects de nous-mêmes restent refoulés parce que réprimés et non acceptés. Nous les projetons alors sans le savoir sur les autres qui jouent pour nous le rôle de miroir. Et comme il n’y a malheureusement pas de lois qui nous protègent contre notre propre violence, nous vivons en sourdine des conflits internes, souvent inconscients, qui finissent tôt ou tard par éclater au grand jour. Et ce, même si nous n’en sommes pas personnellement les acteurs extérieurs, mais de simples témoins. Il y a 26 siècles Lao-Tseu l’avait compris, qui a écrit :

Si tu veux éliminer toute la souffrance du monde, alors élimine tout ce qui est obscur et négatif en toi. En vérité, le plus grand cadeau que tu puisses faire au monde c’est celui de ta propre transformation.
— Lao-Tseu

Ceci dit, dans le monde de la dualité dans lequel nous vivons, le jeu des opposés est incessant et les frictions qu’il génère aussi. Une fois qu’on a compris que des forces d’affirmation et de négation sont constamment à l’œuvre aussi bien dans le macrocosme que dans le microcosme que nous sommes, plutôt que de prendre parti pour une force contre l’autre, nous cherchons à les réconcilier. Au niveau individuel, cette réconciliation met fin aux conflits internes en embrassant les opposés qui nous composent et, au niveau collectif, elle permet aux transformations nécessaires de s’opérer sans des affrontements sanglants. Seuls des dirigeants qui peuvent se mettre à la place de leurs adversaires sont en mesure de réussir des transitions paisibles. Ils sont très rares.

En attendant que la conscience collective de l’Humanité atteigne un niveau qui lui permette d’éviter de s’en remettre aux armes, on n’est pas obligé au niveau individuel de devenir un champ de bataille et d’accueillir une autre guerre à l’intérieur de nous.

Pour préserver notre paix intérieure, et éviter d’être perméable à l’agitation extérieure, il est indispensable de s’abstenir de juger. Non pas par charité chrétienne, mais parce que les évènements qui ont lieu sur la scène du monde n’ont pas une cause immédiate (causa proxima), mais des causes lointaines (causa remota) qui concourent à leur production. Désigner des responsables actuels est, d’une part, une attitude très subjective puisqu’elle diffère d’un bord à l’autre et, d’autre part, un jugement sans fondement solide puisqu’il attribue à des individus, aussi charismatiques soient-ils, des pouvoirs que leur confèrent les masses qui leur obéissent. Les responsabilités, si on tient à les rechercher, sont toujours collectives.

Malheureusement, c’est une attitude humaine que de pointer du doigt un responsable pour en faire le support des émotions pénibles qu’il nous est difficile de contenir à l’intérieur de nous. Curieusement, et je me contente de relever sans me permettre de juger, « le bouc émissaire » désigné par les libanais dans les évènements actuels que nous traversons, n’est pas le même d’un individu à un autre. Cela prouve à quel point nos jugements sont éminemment subjectifs, et qu’il y a lieu de nous en abstenir si on tient à notre paix intérieure.

Qu’en est-il de ceux qui s’abstiennent de juger, qui éprouvent de la compassion, mais qui se posent plein de questions sur le sens de ce qui arrive.

La destruction, tout comme la mort qu’elle fait craindre, est pénible pour notre personnalité mortelle. Mais comme toute épreuve cache une bénédiction, l’impermanence des choses et des êtres nous pousse à découvrir ce qui est permanent derrière ce qui change. Dans le monde phénoménal, il n’y a pas de création sans destruction. Les Hindous ont bien intégré cette vérité et le Divin chez eux est une trinité composée de Brahma le créateur, Vishnou le protecteur et Shiva le destructeur. S’inspirant peut-être de cette trinité, quelqu’un a décomposé le mot GOD en Generator, Operator et Destroyer. Toujours est-il qu’il est quelque peu naïf de mettre derrière le mot « bon dieu » le seul acte de créer. Tout aussi naïf serait d’opposer la vie à la mort. L’opposé de la mort, c’est la naissance, et ces deux phénomènes font partie de la Vie qui, elle, perdure au-delà des formes évanescentes.

Ainsi l’un des aspects de la force créatrice c’est aussi celui de détruire. Quiconque a lu une police d’assurance anglaise n’a pas manqué de voir que l’énumération des risques couverts que nous appelons catastrophes naturelles, se termine par « …and other acts of God ».

Un nouvel ordre ne peut naitre qu’à la suite d’un désordre, et les nouveaux commencements sont souvent déguisés en fins pénibles. Carl Gustav Jung l’avait bien compris

Cosmos is in the chaos
— Carl Gustav Jung

Lorsque notre monde semble s’écrouler devant nos yeux, c’est le moment idéal pour se tourner vers l’arrière-plan immuable qui est en nous. Et si aucune guerre ne peut être remportée d’une manière définitive, puisqu’à l’extérieur il n’y a jamais de paix durable mais plutôt une succession de cessez-le-feu avec des intervalles plus ou moins longs, il est par contre possible de découvrir à l’intérieur de nous cet espace de paix que rien ne peut affecter, comparable à l’œil du cyclone, cette région de calme absolu qui se trouve au cœur même de ce phénomène dévastateur.